Je ne travaille pas… « je loisifie »
Je ne travaille pas… Je « loisifie »
Lors de l’une de mes récentes discussions avec mon frère qui vit à L.A., confiné, lui-aussi, nous discutions de ce que cela change pour chacun de nous d’être ainsi enfermés.
Confinement et home-office
« Moi, pas grand-chose » m’avoue-t-il . « Je travaille de chez moi (il est dessinateur de Comics) depuis des années, à mon rythme, selon ma propre organisation. Tant que les délais sont tenus et que la qualité est là, il n’y a pas de sujet. Et nous échangeons essentiellement par mail ou via skype quand c’est nécessaire. »
Bref, l’archétype du « télétravailleur.
Je lui réponds qu’en fait, « ne serait-ce la privation d’aller et venir à ma guise, je ne me sens (pour l’instant) pas si mal. Limite, je prends plus de plaisir qu’avant, seul à la maison, à travailler et je me surprends à bosser 8, 10 voire 12 heures d’affilée sans problème, par tranches de plusieurs heures non-stop. Les tâches que j’ai à faire ou que je me donne sont variée et j’y ajoute souvent des nouveaux sujets, selon mon envie du moment voire mon inspiration …
Et, finalement, cela avance vite et fort au point que je ne vois pas mes journées passer. »
Quand la situation ne me convient pas, je change les mots pour en parler[1]
Lui, de me répondre : « oui parce qu’en fait, tu commences à faire comme moi : tu ne travailles plus. « Tu loisifies ».
– « C’est un mot que j’ai inventé, dit-il, pour rompre avec les racines (tripalium) du mot « travail » et avec sa connotation souffrante et douloureuse. Cela veut dire que tu te connectes à ce que tu sais faire, à ce en quoi tu es excellent, tu le fais dans tes conditions et selon un ordre, une durée et un planning qui te conviennent et surtout, tu le fais en y cherchant (et en y trouvant) du plaisir. »
« Ce mot, ce néologisme (je sais, on se parle « classe », avec mon frère, mais je trouve cela fait aussi du bien de parler juste dans un langage châtié, cela affûte l’esprit) , « loisifier » décrit cela, pour moi.
C’est cet état d’esprit qu’on a quand on passe du temps de loisir à faire quelque chose (souvent un truc personnel) : c’est intense ; on peut y passer des heures sans compter, et surtout sans le sentir, y compris sur des tâches que d’autres ne comprennent pas voire trouvent insensées ou absurdes, pour un résultat qui nous procure une joie intense à l’intérieur et l’envie d’y revenir au plus tôt.
– « Moi, dit-il pour conclure, cela fait des années que j’ai quitté cette action de travailler pour aller vers celle de loisifier. Cela ne veut pas dire que je ne fais que ce qui me chante, que ce qui m’amuse, reprend-il. Cela signifie que j’intègre ce que j’ai à faire, je le visualise et je choisis vraiment de le faire, puis je le fais. »
– « Oui, mais toi, ton métier, c’est aussi une passion, un talent et une vocation même… », lui objectais-je.
– « Et cela rend d’autant plus difficile pour moi de faire des tâches au rendu global moyen, s’exclame-t-il, de travailler sur un script mal écrit, de voir mon travail abîmé par un coloriste pas à l’aise avec mes dessins ou trop pressé par le temps. Cela rend parfois très frustrant d’avoir un éditeur qui ne fait pas son travail comme il le devrait !
J’ai les mêmes contraintes qu’un autre,poursuit-il, les mêmes agacements qui n’importe qui, dans n’importe quel job. Je fais moi aussi partie d’une chaîne de production et de valeur. Mais quand je m’y remets, je me reconnecte avec le pourquoi je le fais, à ma compétence et aux efforts consentis pour l’acquérir et la développer. Et surtout, je me reconnecte à moi, à mon geste, à mon plaisir. J’ai fait de mon environnement mon allié : je prends soin de mon cadre de travail, d’être entouré de choses et d’objets inspirants et plaisants, qui me ressemblent. Mon bureau est lumineux. Il y a des musiques ou des vidéos qui tournent en arrière-plan. Mais, le plus important : je m’écoute, moi, mon rythme, mon énergie, ma disponibilité, mon ouverture. Et si je suis contraint par le timing, plutôt que de résister, je transforme l’injonction externe en un choix de ma part. Je ne consens pas passivement, je fais l’effort de le transformer en décision de ma part. Décision de faire ce qui est à faire, dans les conditions présentes. Et enfin, je cherche à faire de mon mieux avec tout cela. »
En fait, ce mot « loisifier » est sa synthèse personnelle et intuitive des écrits de Mihály Csíkszentmihályi[2] à propos du flow, de l’excellence dans l’action modélisée par Joël Guillon[3], mâtiné de Don Miguel RUIZ[4] et son 4ème accord toltèque (« Fais toujours de ton mieux »), de l’IKIGAÏ[5], du « Deep Working » de Cal Newport[6]… pour ne citer qu’eux.
Désolé, lui est dessinateur, moi, je suis coach ! On a les références qu’on a, que voulez-vous !
Théoriser sa pratique ou pratiquer sa théorie ?
Du coup, et pour finir, j’ai cherché à connecter son mot à ce que je fais, moi, depuis le confinement, voire depuis longtemps. Et ce que je fais tient en ces points
- chercher à me connecter à mon excellence, mon « mojo » (selon moi nous en avons tous une – donc pas besoin de laisser votre voix intérieure vous susurrer « quelle suffisance ! » car j’ai juste pris le temps de la chercher et de la trouver, avec l’aide de psys et de coachs, d’ailleurs, mais ça c’est une autre histoire),
- construire un lien entre la tâche et ma motivation à la faire
- mettre en œuvre le « mojo » le plus souvent possible,
- sur des sujets variés (car j’ai besoin d’une grande variété, pour ne pas me lasser trop vite),
- dans un rythme qui me convient,
- à un moment adéquate.
Je constate au final que le plaisir et le sentiment de satisfaction sont la conséquence de cela plutôt que la cause…
On peut pratiquer sa théorie ou théoriser sa pratique, ou faire et simplement faire… Comme M.Jourdain[7], faisait de la prose sans le savoir. Moi, j’aime faire les deux et j’adore cette boucle, tout en me laissant aussi surprendre et émerveiller par tous les M.Jourdain qui croisent mon regard curieux.. ; en l’occurrence ici, un nouveau mot qui en vaut bien un autre : « loisifier ».
Donc, pour bien vivre mon confinement, voire ma vie professionnelle et personnelle, je « loisifie »…
Pour aller plus loin
- Csíkszentmihályi, Mihály : La créativité : psychologie de la découverte et de l’invention ; Robert Laffont, 2006.
- Csíkszentmihályi, Mihály : Mieux vivre : en maîtrisant votre énergie psychique ; Robert Laffont, 2005
- Guillon, Joel : Votre mode opératoire identitaire et itératif : expression de votre intuition et de votre génie créatif ; Ed° Modus Operandi
- Newport, Cal: Deep work : retrouver la concentration dans un monde de distractions ; Alisio 2017
- Ruiz, Don Miguel : Les quatre accords toltèques, Éditions Jouvence, 1999.
[1] Inspiré par Alfred Korzybski, cité par Jérôme Curnier de l’Institut Maïeutis
[2] Le flow concept, développé par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi à partir de 1975pour décrire un état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement plongée dans une activité et qu’elle se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement.
[3] Joel Guillon développe de concept de MO2I pour mode opératoire interatif et identitaire, qui décrit le processus plus ou moins conscient par lequel les individus expiment dans leur action le mode d’excellence
[4] Miguel Ángel Ruiz (ou Don Miguel Ruiz) est un auteur mexicain né en 1952. Son ouvrage Les Quatre Accords toltèques est un best-seller de la littérature sur le développement personnel
[5] L’ikigaï est un mot japonais qui se traduit par « ce qui me fait lever le matin ». C’est un mot qui décrit une voie d’excellence , d’épanouissement (et de longévité) en ayant des activités qui sont à la croisée de mes savoir-faire et compétences, de mes goûts personnels, de la rentabilité qu’elles peuvent engendrée et des attentes du monde autour de moi
[6] Cal Newport, dans son livre « Deep Work » décrit des processus et solutions possibles pour retrouver le goût et le sens du travail en profondeur, hors des distractions et perturbations du monde moderne et des technologies qui envahissent le quotidien
[7] Référence à Monsieur Jourdain, du « Bourgeois gentilhomme » de Molière, qui fait de la prose sans le savoir